Le trésor d’Ali le Black

mai 24, 2020

 

Le galion

Moi qui te parle, je reviens de loin.

Et si tu veux me suivre dans cette aventure, il te faudra oublier les limites du temps et de l’espace.    

J’ai toujours été très attiré par les voyages en mer. Et à la veille des vacances, je prépare mon baluchon dans l’espoir de  m’embarquer sur un navire en échange de mes services.

Je confie mon chien Dick à un copain, Minette à ma sœur et me dirige le coeur léger vers le port.

Je suis surpris par la grande animation qui y règne. On dirait que les bateaux se sont donné le mot en cette fin d’année scolaire, pour inviter à bord les écoliers assoiffés de grand large.

Bien qu’ayant l’embarras du choix, après quelques heures le long des docks je m’assois, découragé, sur une caisse dont l’odeur de poisson me soulève le cœur. Un chaton à la langue râpeuse vient me lécher les mollets et me sortir de mes rêveries.

C’est à ce moment que j’entends les ricanements d’un convoi de goélands survolant un galion qui se rapproche de la côte.

Sa trajectoire comme incertaine, m’intrigue et je franchis la jetée à toute allure pour assister à l’entrée apocalyptique de cette embarcation extraordinaire: sa voilure ondule sous la brise et sa coque laboure les flots avec une sorte d’obstination qui me laisse pensif! Sur la proue se profile la  sculpture épouvantable d’un corsaire borgne dont l’œil unique semble envoyer sa malédiction à qui oserait le contrarier. Sa barbe encadre une bouche édentée broyant une pipe et un vautour terrifiant posé sur son épaule, mordille amicalement son oreille annelée.

Quand le bâtiment atteint la digue et la longe à la recherche d’un mouillage, je le suis au pas de course, subjugué par le malaise qu’il suscite en moi.

C’est un peu à l’écart qu’il jette l’ancre et pendant quelque temps une agitation frénétique ébranle le pont. Chacun s’affaire à son poste, les voiles descendent majestueusement et les matelots groupés autour du commandant recueillent les consignes.

Je les vois descendre et regagner le quai. Leur visage est déformé par la terreur.

Ils s’enfilent au « Gai luron », taverne dont l’enseigne se balance au vent de la nuit tombante. Le tenancier, ami de mon père, m’a vu grandir avec cette fascination pour les écumeurs de mer. C’est pour cela qu’il me laisse aider Odette, sa serveuse quinquagénaire connue de tous les habitués. Aujourd’hui la clientèle bat son plein. L’auberge retentit de rires. Les bocks d’étain s’entrechoquent violemment dans les épaisses volutes de tabac et les vapeurs d’alcool.

Je m’improvise mousse

Au douzième coup de minuit la porte de la taverne s’ouvre à grand fracas. C’est le capitaine du galion qui fait son entrée dans un silence de mort. 

Il cherche une table. Il n’y en a plus. Il se poste alors devant trois compères qui jouent au tarot et sous l’insistance de son regard les gueux  se lèvent et s’effacent comme par enchantement.

Je lui amène immédiatement une pinte en lui lançant un « Bonjour » effronté. Lui me considère avec ironie en serrant son verre entre ses mains pesantes. Sa barbe de trois jours et son teint hâlé accusent la rigueur de ses traits creusés par les veilles et marqués, eux aussi, d’une expression d’horreur.

Pourtant dans ce faciès taillé au couteau, des yeux d’un bleu acidulé passés par les vents et le soleil, renvoient des images de terres lointaines et captivantes. Sans plus attendre je risque un mensonge qui changera peut-être le cours de ma vie :

« Vous ne regretterez pas commandant, de me compter au nombre de votre équipage car je suis un mousse avisé et expérimenté. Mon sac est derrière le comptoir et me voilà prêt à vous suivre.»

Il se contente pour toute réponse, de m’éclabousser de son mépris. Ca ne m’impressionne pas du tout et je reviens à la charge en lui apportant sa  cinquième chope.

Cette fois il éclate d’un rire caverneux en jouant avec le tranchant de son coutelas. Décontenancé, je vais débarrasser le comptoir, le cœur lourd mais l’allure fière. Quand j’entends mon homme renverser sa chaise d’un coup de talon et prendre la porte.

Mon sang ne fait qu’un tour et lui bouchant le passage, je me plante fermement devant lui : «Emmenez-moi je vous en prie.»

Alors saisissant ma paume, il y grave une croix sanglante de la pointe de son poignard en grommelant : «Tu sais désormais que tu peux t’attendre au pire. Mais soit ! Demain au coucher de lune, nous appareillerons.» 

Jolly Roger

Inutile de te dire que je fus le premier à faire le gué devant le sinistre voilier. Epuisé d’ailleurs! Car depuis que j’avais vu pointer sa proue effrayante et ses gréements fatigués je n’avais plus fermé l’oeil. Je me sentais irrésistiblement poussé à monter à son bord mais animé de sinistres présages. C’était comme si le destin m’appelait.

Bientôt, les marins arrivèrent. Ils étaient sombres et préoccupés. J’emboitai le pas au dernier et la coque se mit à glisser …

Dans un calme absolu, nous nous éclipsâmes avec une rapidité et une précision dignes de ces vieux loups de mers .

Le chef de bord m’ accueillit avec une poignée de mains et me donna ses instructions.

Je partageais le rôle de vigie avec un autre garçon de cinq ans mon aîné. Je devais aussi hisser le pavillon choisi par le capitaine quand une embarcation s’annoncerait à l’horizon.

Voyageurs fantomatiques, nous étions tour à tour flibustiers, serviteurs du roi ou passagers clandestins au hasard de nos rencontres.

Le premier pavois qu’il me fallut dresser au vent, de mauvaise grâce je l’avoue, fut le drapeau noir à tête de mort et os de tibia ! J’aurais dû m’en douter…Tu comprends maintenant dans quelle « galère ” mon intrépide goût de l’aventure m’avait mené.

Cependant, je pus constater que si rudes soient-ils, ces corsaires vouaient à leur chef une obéissance totale. Ce dernier, bien que d’une sévérité extrême, était apprécié pour son équité, son esprit ingénieux et son audace face à l’ennemi.

Il me fallut peu de temps pour me rendre compte que cette cohésion, du reste assez inattendue entre des êtres aussi indomptables, était  en réalité cimentée par une peur terrible dont je devins à mon tour la victime.

En flagrant délit

Au coucher du soleil alors que chacun, dans un silence funèbre, allait à sa paillasse, s’installait une présence. Des bruits alarmants se succédaient sans trêve jusqu’au lever du jour. On entendait des martèlements suivis de cris sarcastiques, des grincements et parfois, mais plus rarement, des gémissements et des jurons.

Pendant plusieurs semaines je cédai à la panique. Mais un soir, poussé comme toujours par mon incorrigible curiosité, je me perchai dans le nid de pie qui offrait une vue d’ensemble du pont.

J’attendis longtemps le front dans la voie lactée et l’œil acéré.

Soudain une ombre vaporeuse s’allongea sur la chaise longue du capitaine. Je faillis tomber de mon perchoir à l’apparition de ce fantôme. Le spectre semblait trouver le fauteuil inconfortable car il se leva, tourna autour du transat vermoulu et lui envoya des coups de pied avec sa jambe de bois.

Moi je dégringolai tout de suite le long du mât et ramenai une couverture de ma cabine. Puis sautillant vers le bonhomme je la lui tendis avec aplomb. Il me la prit des mains impatiemment et commença à se confectionner un lit en bougonnant. Une fois  satisfait il s’affala, sortit de sa soutane évanescente une pipe qu’il bourra de caporal et, m’envoyant une grosse bulle de fumée autour du nez, me susurra :

« Je ne te fais pas peur ?… Tu ignores sans doute la malédiction qui pèse sur celui qui osera aborder une âme errante. La nuit je suis le maître ici. Tes compagnons le savent et ne se risquent pas à rôder sur la dunette quand j’y suis. Ils ont bien trop peur d’être réduits en poussière par un seul de mes regards. Vraiment…Je ne m’attendais pas à ce qu’un avorton tout juste sorti du berceau vienne me surprendre . Néanmoins ton arrogance m’amuse. Et je te congédie en te fixant un rendez vous: même heure, même endroit, quand la lune sera rousse. D’ici là je ne veux pas te voir dans mes pattes, sinon GARE ! »

Nuits tapageuses

Ainsi donc ma patience fut mise à rude épreuve.

Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer chaque nuit les occupations auxquelles se livrait le revenant. Il était parfois si bruyant qu’on ne pouvait pas fermer l’œil. Lavait-il le pont à grande eau, y dansait-il la gigue ? Nul ne le saura jamais.

En tous cas il nous causait bien du tracas et il était fréquent, à l’aube, de retrouver les cordages en déroute, le fauteuil renversé et le plancher taché.

Quant au timonier il faisait peine à voir et c’est plus mort que vif qu’il regagnait sa couche, les yeux exorbités et le visage décomposé.

Ordre de mission

Par une belle après midi en vérifiant l’arrimage d’un canot, j’y découvris ma couverture. Elle était en bouchon, imbibée de rhum, saupoudrée de tabac.

A la lune rousse, j’arrivai au lieu dit avec une fiole de whisky et quelques boules de chique que le spectre enfonça négligemment dans son linceul. Sans autre forme de procès, il m’annonça :

« Si je t’ai fait venir petit, c’est que j’ai une idée derrière la tête. Et ce n’est pas pour tes beaux yeux que je vais te raconter l’histoire du grand Ali le Black.

Ali le Black c’est moi. Et avant de devenir cette lamentable descente de lit, j’étais le pirate le plus redouté de tous les boucaniers. Les océans je les connaissais comme ma poche et j’y voguais en souverain.

Ce même vaisseau que je commandais, transportait un trésor péniblement arraché à une somptueuse frégate. Ce fut un combat sanglant au cours duquel mon ami et second, ton actuel capitaine, me sauva la vie. En récompense de son courage, je lui promis les plus belles pièces du butin dés que nous aurions accosté.. Le reste devait être partagé entre les membres de l’équipage comme le veut la coutume.

Mais mes hommes ne l’entendirent pas ainsi et rongés par la jalousie, ils organisèrent un complot que mon instinct de vieux renard renifla.

Je profitai de la confusion occasionnée par une tempête pour jeter le magot à la mer, sans oublier de noter son emplacement. Malheureusement je n’eus pas le temps d’en instruire mon compère car je péris le jour même, attaqué par deux mutins qui me tranchèrent le gosier.

Depuis je traîne d’un bout à l’autre de ce foutu rafiot dans l’espoir que justice soit faite et que ce satané coffre soit restitué à qui de droit.

Et c’est TOI petit, qui règleras l’affaire !

Par ma perruque,Monsieur l’indiscret, il ne fallait pas vous monter si imprudent. Te voilà réduit à faire de la plongée autour d’une monstrueuse anguille friande de bagouses  qui ronfle sur une malle de diamants. Une fois ta mission accomplie j’irai faire un gros dodo au royaume de Morphée, ce dont je rêve depuis des lunes, et … salut  la compagnie ! »

Mission accomplie

Sur ces entrefaites, je transmis au commandant le parchemin dévoilant l’endroit où était le trésor. Sous la signature avait été ajouté d’une plume nerveuse :

« PS : J’aspire au repos éternel.

Que la demi-portion fasse vite ! »

Après avoir écouté mes étonnantes révélations, le chef de bord eut un sourire entendu et murmura :

« Je ne m’étais pas trompé. C’était bien l’âme errante de ce coquin d’Ali le Black qui nous possédait chaque nuit ! »

Pour ne pas attirer les foudres du fantômes nous dûmes changer de cap. Et comme il ne fallait surtout pas éveiller les soupçons, nous prétextâmes la nécessité de rejoindre la terre la plus proche: la carène alourdie par les algues et les mollusques avait besoin d’un sérieux nettoyage… Une fois à l’emplacement indiqué je disparus au point du jour explorer les abîmes et localiser le magot.Ce fut aisé.

Mais en revanche il était si bien gardé qu’il me parut hors d’atteinte. Un énorme serpent se prélassait sur le sable, entouré de richesses extraordinaires et … de squelettes humains. Autour de sa queue brillaient des bracelets d’or et du bout de la langue, il jouait avec un collier d’émeraudes.

Le coffre avait été ouvert et les joyaux avidement manipulés. Autant dire que ma cause était perdue d’avance et je me dis que seule une ruse savamment préméditée me permettrait peut être d’arriver à mes fins.

Je remontai donc à la surface m’accordant une moitié de semaine pour imaginer un plan d’action. Ce délai déplut fort à notre revenant qui déposa sous mon oreiller un ultimatum peu rassurant: « Si tu tiens à tes jolies cannes, arrange-toi pour me sortir de ce pétrin en vitesse. On ne plaisante pas avec Ali le Black.»

Dans son message, il avait eu soin d’envelopper un flacon d’arsenic et une bague à cabochon de rubis pour y verser la poudre toxique. Voilà un piège qui me paraissait judicieux…

Je veillai à ne pas refermer complètement le capuchon pour que le produit mortel se répande à doses infinitésimales dans les entrailles du reptile.  Encore fallait-il que celui-ci daigne ingurgiter l’anneau indigeste. Pour ce faire je nouai un invisible filin autour du bijou et quand le soleil fut à son zénith, je me lançai dans une délicate opération.

L’eau, d’une limpidité parfaite, intensifiait les reflets de la pierre.

Un peu à l’écart, je dévidai le fil dans une frange de lumière juste devant l’animal apparemment assoupi. Mon manège ne le laissa pas indifférent car il souleva une paupière puis l’autre et contempla mon appât avec un intérêt évident. Sans doute croyait-il rêver car s’étant redressé, il se laissa lourdement retomber et se rendormit.

J’entrepris alors de lui chatouiller les narines espérant le faire éternuer et gober mon rubis. Mais à peine la pierre l’eût-elle effleuré que, la happant au passage, il la fit rouler sur sa langue en la contemplant cupidement de ses yeux globuleux. C’est à ce moment que, tirant brutalement sur le fil, j’éloignai le bijou. Comme je l’avais espéré, le reptile fit un bond pour le rattraper et afin qu’il ne lui échappe plus il l’avala tout rond.

Il ne me restait plus qu’à attendre sa fin.

Et pour m’éviter ce spectacle déplaisant je choisis de m’allonger sur ma paillasse jusqu’à ce que les remous aient complètement disparu.

Le soir même, sous mon coussin, je trouvai ce pli: « Bien joué moussaillon ! Rendez- vous demain, même endroit et même heure que d’habitude. Amène du rhum et des chiques. »

Levée du sortilège 

Le vieil Ali arriva en retard.

Il traînait sa jambe de bois encore plus péniblement que de coutume. Mais il avait vraiment l’air radieux. Ses cheveux jaunis généralement en bataille, avaient été peignés. Ses yeux vitreux pétillaient de malice et sa bure, plus blanche que jamais dans le scintillement lunaire, flottait sous le zéphyr. Cette nuit-là j’aurais pu hésiter entre ange ou fantôme si les paroles du spectre ne m’avaient rappelé à l’ordre : « Alors petit ! Il s’en est fallu de peu que tu ne passes au fil de mon épée. Cependant tu es maintenant digne de porter le titre de Frère de la Côte (marque d’honneur pour un matelot) et c’est avec plaisir que je t’accueille dans la famille des Corsaires tandis que je m’en retire pour toujours grâce à toi. Puisses-tu être aussi vaillant qu’Ali le Black auquel tu as le privilège de succéder. »

Puis retirant sa main osseuse de mon épaule il enchaîna sur un autre ton: «  Allez ! Viens moussaillon on va fêter çà. Maintenant que j’ai tenu ma promesse et rendu à ton capitaine le trésor que je lui avais promis, le galion est libéré de son locataire fantomatique. Quant à moi je vais retrouver de ce pas mes compagnons de fortune et crois ma ça va swinguer(on va bien s’amuser)!  »

Retrouvailles

Nous sautons par-dessus bord et plongeons profond, très profond. Puis nous pénétrons dans l’épave d’un vaisseau et franchissons le seuil d’un salon tendu de velours pourpre et habillé de tentures brochées d’or. Sur une nappe en dentelle treize couverts sont dressés, autour desquels s’affaire une compagnie des plus insolites. Bien sûr tous sont d’anciens pirates trépassés depuis des siècles.

De rustres boucaniers et d’incultes forbans côtoient des flibustiers aux allures aristocratiques. Chacun a un sobriquet qui lui va comme un gant. Il y a « Chien noir » au regard glacial et à la voix rauque, « Longue-vue » qui cache son œil creux sous un turban, « Pointe fine » dont la natte goudronnée est aussi effilée qu’un sabre. Cette assemblée bizarre cohabite sans gêne et rit à gorges déployées. Et c’est dans cette atmosphère jubilatoire qu’elle accueille Ali le Black 

Je tends l’oreille. Il me semble percevoir des accords mélodieux. En effet, légèrement en retrait je distingue une silhouette coiffée d’un catogan fané assise devant de grandes orgues.

Nous prenons place sur les hauts fauteuils qui nous sont destinés et levons un toast pour célébrer ma victoire. Le banquet se poursuivit dans l’euphorie générale: farces, bouffonneries, plaisanteries, facéties…. jusqu’au matin!

Vision

Cependant, aux premières lueurs de l’aube, les mains décharnées abandonnèrent les osselets, les doigts crispés par la fièvre du jeu lâchèrent les cartes. Dans un râle agonisant cette  étrange société de fantômes se dissipa le temps d’un soupir.

M’arrachant à ma perplexité Ali le Black me saisit le poignet et m’enleva en un éclair.

« Vite Captain’, cria-t-il. Je veux te voir pour la dernière fois enjamber le bastingage de mon navire que je te lègue par ce … »

Mais il n’eut pas le temps de me tendre le parchemin contenant son testament. Dans le rayonnement boréal, sa frêle apparence commença à se dissoudre très doucement.

Et pendant que s’opérait cette lente sublimation, il ne resta bientôt plus que son sourire qui disparut à son tour dans un tourbillon d’écume.

Sous le charme de cette vision, je regagnai mon vaisseau.

Quelque chose en moi avait aussi changé.

J’avais frôlé l’éternité et mon cœur impatient hissait déjà les voiles vers des horizons inconnues.

FIN

No comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *