Jade et la sorcière s’associent

mai 24, 2020

 

Jade

Je m’appelle Jade. J’ai 3 ans et demi.

Coquine…Je le suis. Colérique également. J’ai horreur qu’on me contrarie ou qu’on s’oppose à mes désirs. En résumé, j’ai la tête dure, très dure. Pas un jour ne se passe sans que j’entende maman soupirer quand je lui résiste :

«  Oh, cette Jade…Cette  Jade ! »

J’aime jouer à Batman avec mes copains qui sont plutôt des garçons. On met nos tabliers “façon capes”, sans enfiler les manches et on les fait voler en courant dans la cour de récré.

Mon chéri, c’est Yoan. Lui aussi a mauvais  caractère. D’ailleurs, on se dispute souvent, mais on finit toujours par se réconcilier.

Sorcières à la nuit

Le soir, avant de me coucher, ma mère me raconte des histoires de sorcières.

J’adore ça, mais après j’ai un peu peur. Tout dans ma chambre, une fois les lumières éteintes, me paraît suspect (bizarre). Même le croissant de lune a l’air de me regarder de travers et d’attendre que je ferme l’œil pour me jouer un vilain tour. Il envoie ses reflets blafards sur mes poupées sagement alignées au pied du lit. Et leur visage livide me rend encore plus mal à l’aise. Sans compter le froissement des rideaux qui dissimule tour à tour, nez crochu, chapeau pointu, ou l’horrible profil d’une mégère à balai… Tu vois ce que je veux dire ?…

Alors, n’y tenant plus, je me mets à crier.

Habituée, ma mère s’agenouille près de moi et me caresse les cheveux en chuchotant que …« les sorcières ça n’existe pas, sauf dans les livres et que, même dans les livres, c’est pour du faux. »

Evidemment ça ne me rassure pas vraiment, mais je finis par m’endormir cachée sous la couverture et attendant le jour comme une libération.

Grenier

Nous habitons une maison pleine de coins et de recoins au bord d’une falaise dominant l’océan.

Dès l’automne des tempêtes éclatent. Les éclairs sont si puissants qu’on dirait que le ciel va se fendre. Les feuilles tourbillonnent dans le jardin comme des papillons affolés et les vagues rebondissent contre les rochers.

Entre le vent cinglant et le fracas des lames en colère, on ne s’entend plus qu’à l’abri du grand chêne, au fond du parc. Les jours de tourmente, mon frère et moi l’escaladons et, à cheval sur sa cime, nous nous imaginons perchés sur le mont d’Artimon  d’un bateau de pirates. Tandis que je brandis insolemment le drapeau noir, nous voguons sur la mer à la recherche de quelque trésor enfoui dans une île.

Après l’école, mes frère et sœur font leurs devoirs et moi, seule dans ma chambre, je dessine ou m’entraîne à lire à haute voix. Personne ne m’a jamais appris, mais avec les illustrations, je comprends tout. Les mots sortent tout seul de ma bouche. Je me demande bien pourquoi les enfants de CP ont tant de mal avec la lecture….Qu’est ce que c’est facile je trouve! D’ailleurs j’ai bien l’impression que ma sœur a le mauvais goût de m’écouter dans l’angle de la porte. Je supporte mal ses fous rires moqueurs. Et aujourd’hui pour échapper à son manège vexant, je pars explorer le grenier.

Ce mot GRENIER m’a toujours impressionnée : GR…GRR…Grondement, grogner…

Il évoque pour moi le monstre gardant jalousement ce lieu. Est-ce un dragon comme j’en vois dans la bibliothèque de l’école, un dinosaure engoncé dans une armure de piquants ou un géant qui mange tout ce qui lui arrive sous la dent? Nous allons le savoir bientôt car, au moment où je te parle, je me dirige vers cet endroit inquiétant d’un pas décidé.

Découverte surprenante

Les  grincements de la porte ne sont pas très encourageants et prouvent que ce lieu est abandonné depuis longtemps. J’avoue que j’ai dû faire un gros effort pour oser entrer et maintenant que c’est fait, je suis fière de moi et surtout de la découverte dont je vais te parler.

Voici le bric à brac qui s’offre à mes yeux : des livres frangés d’or et veloutés de poussière, des revues d’une autre époque empilées sous les poutrelles, une malle de vêtements démodés, des robes à jupon, corsets de dentelles, tenue d’amazone, tunique d’arlequin…

C’est drôle, je sens comme une présence. Et pour en avoir le cœur net, je prends la voix de papa quand il veut vraiment que je lui obéisse et je crie : « Y a quelqu’un, oui ou non?

Si oui, montrez-vous, SINON J’APPELLE LA POLICE! » . (Je pense que  plein de gens ont peur que les policiers les emmènent en prison, alors avec cette phrase on est sûr qu’ils vont nous obéir.) 

A cet instant j’entends une espèce de croassement de vieux corbeau qui me glace de la tête aux pieds : « Heu…Il y a moi, là, dans l’alcôve, juste derrière le grimoire. » Si je n’en crois pas mes oreilles, je n’en crois pas mes yeux non plus.

Allongée sur un matelas éventré, ELLE, oui, c’est bien elle que ma mère m’a si souvent décrite. Oui ELLE, la sorcière. Mais celle-là est encore plus jaune, plus moche et plus repoussante que toutes celles que j’ai trouvées dans les albums.

Pas belle à voir, je t’assure ! Maigre, sans dent, boutonneuse, berk ! Elle a enfilé son chapeau pointu dans le manche de son balai posé contre le poêle.

« Approche un peu », dit-elle d’une voix faible et tremblotante. Et avec son doigt long et osseux elle m’attrape par la poche de ma blouse pleine de bonbons et ajoute : « Bonjour Jade »

Tiens! comment ça se fait qu’elle connait mon nom ? Normal ! je viens de m’apercevoir qu’il est brodé sur mon tablier.

« Tu en as de jolis carambars ! » Et hop la voilà qui m’en vole trois ou quatre au passage. C’est trop fort ! Elle a un sacré culot cette vielle : « Wwoh ! Laisse moi tranquille. » Et levant vers elle mon poing menaçant : « Si tu le veux, tu l’auras la prochaine fois, compris ? »

La malheureuse semble abasourdie par mon avertissement . Et tout en avalant discrètement le caramel, elle pose calmement les mains sur sa couette d’un air mi gêné, mi frondeur. Je commence à me demander à qui j’ai affaire. Et pour le savoir je l’interroge d’un ton ferme : « Mais tu es qui, toi ? Et qu’est ce que tu fais dans ce lit moisi ? 

Une sorcière tombée du ciel 

 – Voici mon histoire, répond-elle en se redressant sur son oreiller.

Par une nuit de tempête je frôlais les vagues en furie quand violemment éclaboussée, je lâchai mon balai. Tout comme les chats, nous aussi les sorcières détestons l’eau. J’ai bien failli me noyer et j’étais si perturbée que j’ai mis pas mal de temps pour retrouver la formule magique qui me sortirait de ce pétrin. Epuisée et mortellement enrhumée, j’ai aperçu ta maison en haut de la falaise et j’y ai trouvé refuge pour me remettre de cette mauvaise grippe. Question de vie ou de mort ! J’ai donc brisé la lucarne de ton grenier pour me reposer et attendre d’être guérie. »

La pauvre, elle  grelotte encore. Elle commence même à m’attendrir. J’ai vraiment envie de faire quelque chose pour elle. En y réfléchissant il me vient une idée. Il y a dans la salle de bain une armoire à pharmacie. Le problème c’est que mes frère et soeur ne voudront pas m’attraper les remèdes car nos parents nous ont interdit de toucher aux médicaments. J’en fais part à la malade qui me répond embarrassée : 

« Oh ! Ne t’inquiète pas. De toutes les façons ce ne sont pas ces potions-là qui me guériront ! 

 -Ah bon ! mais quoi alors ? 

Elle se met à rougir en louchant sur ma poche :

-Eh ben les bonbons ! Y a pas mieux pour me refaire une santé. 

-Ah ! les bonbons! Ca ne m’arrange pas du tout..vraiment pas du tout du tout. Je n’ai plus un sou et en plus maman ne veut pas m’en acheter à cause des caries. »

Soudain, un appel monte de l’escalier :

«- Ja…a….de. Où es-tu ma Jadounette ?…

-Voilà, j’arrive … oh là là ! J’aimerais tellement qu’on m’oublie un peu… A bientôt copine. Je te ramène des caramels dès que possible. »

Collecte

J’envoie mon frère et ma sœur collecter un maximum de sucreries. Pour ne pas éveiller leurs soupçons je raconte que j’ai fait un pari avec un copain.

A l’école mon frère échange des billes contre des bonbons. Ma sœur, elle, troque ses goûters contre des sucres d’orge et de nature généreuse, elle a même cassé sa tirelire ! Elle fait  aussi tous les fonds de vases, soucoupes et timbales de la maison pour rassembler de la monnaie. Mon père finit d’ailleurs par s’en apercevoir car je l’entends gronder en éventrant les tiroirs et soulevant le couvercle des soupières :

« Mais il n’y a plus un sou dans cette maison ! »

Quant à moi la maitresse m’a « pincée » en train de faire les poches au vestiaire et elle a osé me donner publiquement la fessée. J’étais si humiliée que je lui ai mis un méchant coup de pied dans son gros popotin, si fort qu’elle a hurlé. La vielle dondon était furieuse. Elle est allée chercher la directrice et j’ai passé la journée dans son bureau.

Avec cette petite fortune, je commence à m’approvisionner régulièrement chez le pâtissier. Il a quand même l’air intrigué. Je crois qu’il se demande pourquoi, du jour au lendemain, je passe tant de temps devant ses bonbonnières. Je suis devenue une de ses meilleures clientes. J’espère qu’il ne va pas en parler à ma mère !

Et puis je ne suis pas sûre de continuer à me ravitailler chez lui car il essaie de me duper, j’en suis de plus en plus certaine. Par exemple l’autre jour, je l’ai surpris entrain de remplacer sournoisement des « ours à la guimauve » par des « têtes de nègres » sentant le vieux. Je l’ai à l’œil celui-là.

Tentente proposition

Au fil des jours, notre sorcière se refait une santé et les confiseries la revigorent à toute allure. Son teint se rafraîchit, ses ridules s’estompent, ses pommettes rosissent et ses yeux pétillent de malice et d’espièglerie. Son esprit farceur refait surface. Elle me parle de coups pendables qu’elle va bientôt jouer à l’un et à l’autre, me proposant de m’associer à elle dans cette passionnante planification de farces et attrapes.

On verra ça. En tous les cas la proposition m’intéresse au plus haut point.

 Hier j’entends un boucan du diable dans le grenier et trouve cette « carabosse » en train de s’entraîner à voler sur son balai.

Aujourd’hui madame s’admire devant une psyché déformante. Elle est vraiment drôle avec sa silhouette décharnée, son nez d’aigle, ses pieds très longs et tout maigres et sa bouche sans dent qui ressemble à un trou de lavabo. Elle enfonce son chapeau sur ses nattes, ajuste coquettement ses hardes et enfile ses escarpins interminables. Puis, m’apercevant dans la glace, elle me dit :

« Bon Jade, tu m’as en quelque sorte sauvé la vie. Je compte reprendre mes activités habituelles, tu comprends ? Mais avant je voudrais te remercier. En compulsant mon grimoire j’ai noté qu’il est possible de te transmettre les mêmes pouvoirs que les miens pour une durée de 24 heures ! Te connaissant j’imagine que ça te ferait très plaisir de rendre fous de frousse tous ceux qui profitent de ton âge pour te mater ou te rouler.

Laisse-moi une nuit pour remettre au point mes formules et dès les premières gouttes de rosée je te métamorphose en sorcière. »

Métamorphose

Le lendemain après le sortilège je suis superbe. Je ne crois pas qu’on me reconnaitra à part peut être ce regard noir qui m’est si particulier et me différencie de tous. Dans la psyché je me vois en petite sorcière boulotte et j’avoue, assez terrifiante. Je vais en effrayer plus d’un avec mon visage pustuleux et mon rire grinçant.

Allez à l’attaque ! 

J’entame mon circuit en empruntant le chemin de l’école où je croise justement l’affreux Jules, ennemi de mes siestes scolaires. Tous les midis après la cantine alors qu’on nous enferme dans le noir en nous forçant à « faire dodo », cet odieux voisin de lit n’arrête pas de me lancer le nounours tout baveux qui lui sert de doudou. (Encore besoin d’un doudou à son âge. Puff !) Si je ne lui renvoie pas de suite, il se met à pleurnicher bruyamment et m’accuse de lui avoir volé. Bien sûr c’est encore moi qui prends! Ce matin sur la route il serre sa peluche comme s’il se sentait menacé. J’arrive par derrière montée sur mon balai. Je soulève ce « bébé-à-sa-maman » par le fond de la culotte en le faisant rebondir au bout de mon engin jusqu’à ce qu’il lâche son ours. Après quelques pieds de nez je l’abandonne au milieu du trottoir emmenant son doudou puant avec moi.

Bonne chose de faite ! Au tour du boulanger maintenant. Je rentre dans son magasin, remplis copieusement mon chapeau de malabars à son nez et à sa barbe… Quel régal de l’entendre hurler des « Doux jésus, je deviens fou ! » en courant se réfugier dans l’arrière boutique.

Maintenant je franchis le portail de l’école et tire la cloche un bon coup, histoire de semer le trouble dans ce lieu trop organisé et trop militaire à mon goût. Puis direction ma classe. L’instit’, assise au milieu des enfants est partie dans une leçon de morale, pour ne pas changer ! Je l’interromps brutalement en lui montrant mon postérieur et lui sifflant à l’oreille:

 « Reçois vielle toupie, mon plus profond mépris.

Tu l’as bien mérité

Car je ne peux compter le nombre de fessées que tu m’auras données ! »

Le lendemain, on annonce que Mme Champeau (ma maîtresse) sera «souffrante»  pendant une semaine.

Bien joué.

Il me reste ma mère. C’est vraiment important que je lui apparaisse sous cette forme car elle m’a trop souvent menti prétendant que les sorcières « ça n’existe pas. » Je dois lui prouver le contraire.

Je me cache au salon derrière les tentures et guette l’instant où elle va s’installer au piano. Aujourd’hui, elle a choisi d’interpréter un morceau assez « sautillant » de Mozart. C’est parfait pour ma mise en scène. J’attends qu’elle plonge dans la féérie de la musique et le moment venu surgis en virevoltant autour d’elle .

Elle ôte alors les mains du clavier et s’arrête net, toute blanche avec les yeux exorbités. Prise de pitié (c’est ma mère tout de même) je ne peux m’empêcher de lui déposer un gros bisou sur le front avant de disparaître comme un mirage sur mon balai supersonique.

Adieux

Ainsi se termine cette inoubliable journée que je vais bien sûr raconter à ma complice. Nous partons dans des fous rires terribles qui rendent encore plus impatiente l’hôte de mon grenier.

«  A moi maintenant, dit-elle en saisissant son balai. Retourne vite dans ta chambre où t’attend ta mère pour ton histoire du soir. »

Nos adieux sont émouvants. Et c’est en avalant mes larmes que je vois ma chère amie s’élancer par la lucarne avec un cri de guerre.

Je regagne mon lit où maman feuillette distraitement les pages des « Trois petits cochons. » Là, ma terrible malice me pousse à lui réclamer un récit de sorcière. Rouge de confusion, elle bégaye :

« De sorcière… Heu…si tu y tiens … »

A contre cœur, elle tire de la pile « La naissance de Pélagie.»  Avec une naïveté soigneusement étudiée je l’interroge en riant sous cape :

«  Pas vrai, hein maman que les sorcières ça n’existe pas ? »

Et elle, complètement troublée :

« Eh ben ! je ne pense pas…Enfin, peut-être…Euh…Tu demanderas à ton père. »

Cette nuit je crois que je vais bien dormir car la réponse, moi, je la connais.                                                     

 

  FIN

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